
Chapitre 4 : Le Duel sous l’Orage
Chapitre 4 : Duel sous l’Orage
Ils étaient deux – un garçon maigre, un chien échevelé – à ramper entre les arêtes coupantes qui menaient à la forteresse du Roi. Au loin, le portail du Vent Ancien palpitait d’une lueur presque douloureuse, comme une blessure à vif. Les fragments étaient volés. Le Nomade, ligoté quelque part dans le ventre de la forteresse. Le vent, étouffé sous une chape de silence. Quant à l’espoir, il tanguait entre la fuite instinctive et l’envie de briser l’enlisement.
Mais Lyam regarda Velk, dont les yeux brillaient d’intelligence malicieuse et d’un courage sans limite : « On ne partira pas, hein ? Pas tant que tout n’aura pas été tenté. »
Velk lui répondit d’un aboiement bref, puis colla sa truffe dans la paume de Lyam – friction timide mais électrisante, comme une poignée de main secrète. Alors, ils commencèrent à observer. La forteresse, bâtie au sommet d’un éperon fissuré, semblait surgir des éclairs eux-mêmes : pierres noires, tourelles hérissées, drapeaux frappés de signes de foudre. Autour, surveillaient les sbires du Roi – bardés d’armures réfléchissantes et d’amulettes censées protéger de la magie du vent.
Lyam réfléchit. Il connaissait des recoins, des brèches, des recoins où les ombres dessinaient mille promesses. Un souvenir s’insinua : son père, mimant un orage dans la cuisine, transfigurant, en une poignée de gestes et de paroles rêveuses, la pièce la plus banale en théâtre de tempêtes.
« On va leur donner ce qu’ils craignent le plus », souffla-t-il à Velk.
Sous les premiers grondements du vrai orage, ils s’activèrent. Lyam ramassa un bout de miroir ébréché, une poignée de mousse détrempée, du mica qu’il frotta contre la pierre nue. Il confectionna, avec sa cape déchirée, une sorte de cerf-volant au ventre creux. Velk, dressé sur ses pattes arrière, se roula dans de la poussière grise puis bondit à travers une flaque, se transformant en créature spectrale au souffle phosphorescent.
Cela n’avait aucun sens, mais c’était le principe. Volontairement, Lyam s’approcha de l’une des meurtrières les moins gardées, jeta au sol son miroir et mit le feu à la mousse humide – qui produisit aussitôt une fumée dense et mordorée. Puis, il agita sa cape-cerf-volant dans la bourrasque, tandis que Velk bondissait au pied des remparts, grognant comme un démon venu du ciel.
Dans la forteresse, un vacarme s’éleva. Les sbires affolés hurlaient : « Retraite ! Un esprit des tempêtes ! » Certains tombaient à genoux, d’autres fuyaient en direction du donjon, persuadés qu’un cataclysme invisible les guettait. D’un clin d’œil complice, Lyam et Velk filèrent à travers la confusion, s’enfonçant dans l’ombre d’un couloir. Ils longeaient les murs, s’accrochaient aux saillies, Velk menait la danse avec sa souplesse de chien de berger traquant l’impossible.
Une porte entrebâillée laissait filtrer une lumière vacillante. Lyam y glissa un œil : le Nomade, attaché à une colonne, esquissait un sourire mi-amusé, mi-ému en voyant surgir son improbable équipe de sauvetage. À côté, les trois fragments – la Pierre, le Vent et la Lumière – reposaient dans une boîte ouvragée, posée bien en vue comme un trophée inespéré.
En silence, Lyam s’approcha. Il dégaina son courage comme on retient son souffle avant de plonger, puis s’attaqua aux nœuds des liens du Nomade. Velk, lui, surveillait la porte tandis que le Nomade murmurait :
— Tu as choisi la route la plus dangereuse, chasseur de tempêtes.
— Et la seule qui laisse l’espoir traverser le vent, répliqua Lyam, plus hardi qu’il ne se croyait capable de l’être.
Mais au moment où les liens glissaient au sol, un bourdonnement sourd fit vibrer les murailles, douze pas résonnèrent, lourds comme la sentence d’un orage en marche. Une silhouette massif apparut dans l’embrasure – le Roi en personne.
Cape noire, brodée d’éclairs d’argent. Couronne ciselée, incrustée de pierres pâles. Sur ses épaules, l’aura crépitante de celui qui fut autrefois ami du vent. Son visage était dur, mais les yeux... Ils brûlaient de fierté blessée et de fatigue ancienne.
Velk recula d’un cran, grognement retenu dans la gorge. Lyam, de tout son courage rassemblé, redressa le menton.
Le Roi les observa, longuement.
— Approche, petit chasseur. Parle-moi de ton courage… ou de ta folie. Lot de ceux qui osent réveiller les orages.
Une tension inexprimable paralysait l’air. Lyam s’approcha, tremblant, mais droit. Le Roi déposa calmement ses mains sur la boîte des fragments.
— Tu veux ouvrir le portail du Vent Ancien, et rendre à la montagne ce que j’ai su dompter. Pourquoi ?
Lyam chercha ses mots – mais décida de dire la vérité, nue, maladroite :
— Parce que le silence nous éteint. Parce que les rêves meurent quand on enferme la tempête. Parce que la peur n’a jamais créé de lumière.
Le Roi haussa à peine un sourcil :
— J’ai connu ces feux, moi aussi. Mais sais-tu ce que coûte la démesure ? J’ai été un chasseur de tempêtes, jadis. J’ai pressenti sous l’orage un monde trop vaste, trop indomptable. J’ai voulu protéger cette vallée, à tout prix... jusqu’à la stériliser.
Il désigna la montagne, dehors, ensevelie sous une pluie mécanique.
— Le renouveau est synonyme de perte. Oser, c’est risquer de tout voir brisé.
Il s’approcha davantage, voix à peine un souffle :
— Je te propose un marché : abandonne ta quête. Reste ici, dans la sécurité des lois immuables, et je te promets un abri... ou alors, poursuis ta folie et sache que tu pourrais tout perdre. L’imagination, le risque, peuvent provoquer des tempêtes indomptables…
Un silence plein de vertiges.
Dans la pupille du Roi, Lyam crut voir l’ombre d’un garçon autrefois rieur, aujourd’hui figé d’épouvante face à ses propres souvenirs. Sous la carapace, survivait un semblable – abîmé par le deuil, le doute, le choix d’éteindre la voix du vent.
Lyam sentit Velk contre sa jambe, partageant la chaleur et la détermination. Dans un coin, le Nomade souffla tout bas :
— Ce n’est pas le vent que tu dois vaincre, Lyam. C’est la tempête en toi.
Alors, Lyam leva le menton et parla, d’une voix légère comme une bourrasque :
— Si tu veux m’arrêter, Majesté, défions-nous, mais selon les lois du vent. Ni la force, ni la peur, mais…
Le Roi sourit, cette fois sincèrement :
— …un duel d’imagination ?
Les murs vibrèrent. Des éclairs fendirent le ciel au-dessus. Les deux adversaires s’avancèrent, chacun campé au centre de la salle. Velk et le Nomade, tapis dans l’ombre, observaient, suspendus à l’instant.
— Si tu crées la plus puissante tempête, tu gagneras le portail, déclara le Roi. Mais si je façonne la lumière la plus éclatante, tout s’achèvera sous mes règles.
Lyam ferma les yeux, chercha au plus profond de lui ce souvenir vivace d’un orage dansant au-dessus d’une prairie, le rire de son père, la peur qui bat le rythme mais ne l’empêche jamais de danser. Il imagina la montagne, offerte au vent, la pluie qui régénère, les éclairs qui dessinent des arabesques dans l’obscurité…
Autour d’eux, l’air frémit. La salle parut basculer hors du temps : des murs jaillirent des tornades miniatures, le plafond se couvrit de nuages violets, les éclairs ondulèrent comme des serpents lumineux. Velk bondissait, tel un fantôme de tonnerre. Le Roi répondit : il leva les bras, fit gonfler une sphère de lumière blanche, si vive qu’elle dissipa l’ombre, refléta les souvenirs les plus heureux mais aussi les plus douloureux. La lumière révélait tout, même les cicatrices que l’on cache.
Leurs créations se heurtaient, se mêlaient, niant la frontière entre ciel et cœur. Lyam sentit la peur revenir – il y avait dans la lumière du Roi une nostalgie poignante, une peine qu’il ne savait consoler mais qu’il reconnaissait ; celle de qui, pour survivre, s’est muré dans la certitude et la solitude.
Alors, au cœur de la tempête, Lyam brisa lui-même le cercle de magie. Il s’avança, sans crainte, jusqu’au Roi, posa avec douceur une main sur sa manche d’orage.
— Tu as peur que plus personne ne danse jamais avec le danger. Moi, j’ai peur qu’on arrête d’écouter ce que le vent veut raconter. La montagne a besoin d’histoires, pas seulement de règles.
Le Roi resta interdit, la bouche entrouverte. Une larme, invisible mais bien réelle, fila sur sa joue burinée. La lumière vacilla puis se transforma en une lueur douce, chaude, comme un feu de veille dans la nuit des grandes peurs.
Il baissa la tête.
— Tes mots sont ceux d’un chasseur de tempêtes. Tu n’es pas venu vaincre. Tu es venu sauver ce que j’avais oublié.
Il relâcha la boîte des fragments, d’un geste solennel.
— Que ton courage guide la vallée. Va au sommet, Lyam, et prouve que l’imagination et la compassion peuvent réveiller tout ce qui dort.
Dans le tumulte qui s’éteignait, les gardes se dispersèrent, libérant le Nomade. Lyam, serrant les fragments revenus chauds dans sa paume, sentit sa peur se dissoudre dans la joie brute de l’accomplissement. Velk bondit, léchant la main du Roi, qui rit enfin, à travers ses larmes.
Avant de partir, le Nomade souffla à Lyam :
— C’est dans le regard que l’on porte sur les autres, même les plus craintifs, que s’invente la plus vraie des tempêtes.
Lyam sourit, secoua la tête, puis, entouré de ses deux compagnons, s’élança vers le sommet interdit. Les vents se levaient déjà, annonciateurs d’une aube nouvelle. Chaque pas, désormais, résonnait comme un trait de foudre dans un ciel enfin prêt à éclater de vie.