
Chapitre 1 : Murs qui chuchotent, énigmes qui grondent
Nolan attendait devant la porte de la Chambre des illusions depuis exactement trois minutes et quinze secondes. Sa montre — un vieux modèle à gousset hérité d’un oncle amateur d’énigmes — battait la mesure, oscillant au rythme de l’appréhension et de l’excitation qu’il sentait grimper en lui. Ce n’était certes pas sa première enquête, mais rarement l’annonce d’une simple salle avait-elle fait trembler ses doigts avec tant de subtilité.
Le manoir qui abritait la Chambre était réputé pour ses mystères. Érigé sur la colline verdâtre du vieux quartier des Lanternes Tordues, son aspect un peu penché lui donnait des airs de vieil homme fatigué. Certains disaient qu’une brume grise en émanait la nuit, d’autres affirmaient que la brume venait de la Chambre elle-même — et de tous ces secrets qu’elle refusait de laisser mourir discrètement.
Ce soir-là, le soleil couchant découpait de longues ombres inquiètes sur les marches du perron. Nolan inspira profondément, remit en place son foulard bleu nuit (le porte-bonheur des cas difficiles), et poussa la lourde porte en bois. Directement, l’air changea : chargé d’électricité, de murmures et d’invitations inaudibles. Quelque chose, ici, voulait être découvert… ou, au contraire, protégé à tout prix.
Un couloir étroit lui fit perdre la notion du temps. Le parquet oscillait faiblement, comme un plancher de navire sous la houle ; les tableaux, aux yeux malicieux, semblaient suivre son avancée. Seules ses chaussures cirées faisaient entendre leur claquement régulier, jusqu’au moment où il atteignit la fameuse pièce. Devant lui, un battant gravé de labyrinthes et de silhouettes brisées portait, en lettres effacées, les mots : « Tendez l’oreille, mais ne croyez rien ». Un sourire en coin se dessina sur ses lèvres — défi accepté.
À peine Nolan posa-t-il le pied dans la Chambre que le monde bascula. Le sol ploya, ondulant sous ses pas comme si des vagues invisibles s’échouaient tout autour. Les murs, recouverts tantôt de miroirs aux reflets brisés tantôt de panneaux de bois ciré, lui renvoyaient des ombres déformées de sa silhouette. Sous les miroirs, le papier peint semblait bouger, dessinant d’infimes arabesques qui n’existaient qu’à moitié, et partout, des voix minuscules, rocailleuses ou fluettes, glissaient à son oreille des bribes incompréhensibles :
« …mensonge du matin… »
« …élégance de la porte C… »
« Pourquoi est-il revenu ? »
« Chuuuut, le chat écoute… »
Son cerveau s’efforçait de saisir un sens, de composer une phrase ou de capter un accent, mais chaque fois le message éclatait, partait en filament, retombait dans une cacophonie brumeuse.
Un léger miaulement arracha Nolan à son scrutement. Dos droit, pelage luisant sous la lumière vacillante, un chat noir et blanc venait de surgir du néant, se faufilant entre deux pieds de fauteuil défraîchi. La créature s’étira paresseusement, exposant des moustaches démesurées, puis fixa Nolan de ses yeux jaunes, où scintillait on ne savait quel éclat de moquerie ou d’intelligence supérieure.
« Eh bien, tu presses le pas, Inspecteur ! » ronronna-t-il presque sans ouvrir la bouche. Nolan sursauta — ce n’était pas commun d’entendre un chat s’exprimer, même par l’intermédiaire de son regard.
Le jeune détective adressa une légère révérence, à moitié joueur :
« Ravissant accueil. Dois-je comprendre que tu es l’hôte, ou simplement le plus futé des intrus ? »
Le chat — dont la médaille de collier indiquait le nom « Écho » — émit un miaulement succinct, puis bondit sur une table ronde branlante, évitant d’un air désinvolte une statuette de verre qui manqua de basculer.
« Ici, nul n’est ce qu’il semble, Nolan. Les vérités s’écrivent à l’encre du secret. D’ailleurs, écoute mieux… »
Comme sur commande, les chuchotements doublèrent d’intensité, chaque mur renvoyant une litanie nouvelle, si rapide et entremêlée qu’elle ressemblait à une problématique symphonie. Nolan, néanmoins, se concentra — observant les miroirs, les traces de griffes sur le plancher, les minuscules interstices d’où un souffle semblait filtrer.
C’est alors qu’un rire éclata derrière un rideau pourpre, théâtral, roulant entre les lames du plancher comme un pion sur un échiquier. Un homme grand, tout en veston rayé, émergea d’un geste ample, soulevant à la fois son chapeau melon et une nuée de confettis multicolores (qui, une fois au sol, devinrent subitement ternes). Un foulard d’échecs flottait à son cou et ses chaussures vernis semblaient prêtes à bondir sur n’importe quelle case blanche ou noire de la réalité.
« Quel honneur de vous accueillir, enquêteur ! Et quel plaisir rare de croiser un esprit félin », déclama-t-il en inclinant la tête vers Écho. L’homme tendit une main gantée à Nolan, qui hésita brièvement avant de la saisir, notant au passage que chaque ongle du gant était brodé d’un symbole d’échiquier.
« Je suis le Maître d’échecs… enfin, c’est ainsi qu’on aime m’appeler entre ces murs mouvants ! J’ai l’habitude de jouer contre des adversaires imprévus — et parfois contre moi-même. »
Écho leva les yeux au ciel, d’un air à la fois exaspéré et affectueux. Nolan ne put s’empêcher de sourire.
La tension de leurs premiers échanges, cependant, fut brisée par un détail étrange : à mesure que le Maître d’échecs parlait, un feu follet bruissait entre les boiseries — un souffle glacé, un ras-le-bol électrique. Les chuchotements se firent alors plus clairs, alignant brusquement des mots insistants :
« Trouve le silence… où il n’existe pas. Révèle la vérité — ou sois englouti par nos voix… »
Une décharge parcourut la pièce, faisant vaciller la lumière des lampes. Nolan sentit une pensée étrangère tenter d’investir son esprit : une énigme, un ultimatum, un avertissement. La voix n’était d’aucun être présent, mais sa détermination suintait à travers les murs — le Résolveur d’énigmes, sans nul doute, venait de s’inviter dans leur tête à tous. Son timbre n’appartenait à personne et à tout le monde, une sorte de murmure collectif qui érodaient la volonté.
« Je crois, dit Écho en plissant ses yeux, que nous venons d’être conviés à une partie où la vérité ne sera pas si simple à capturer. »
« Ou peut-être, répondit le Maître en caressant d’un air rêveur la poche de son gilet, que nous devrons perdre quelques certitudes avant d’espérer seulement comprendre les règles. »
Nolan, méthodique et terre-à-terre de nature, sentit cependant l’énergie du défi lui grimper le long de la colonne vertébrale. Les chuchotements, loin de l’effrayer, attisaient sa curiosité et sa volonté de dénouer ce que personne n’osait regarder en face. Il leva les yeux vers Écho, puis vers le Maître d’échecs.
« Première règle d’un détective, murmura-t-il, c’est de toujours prendre au sérieux les secrets qui paraissent absurdes. Si ces voix veulent que l’on trouve ce qui se cache sous leur tumulte, alors nous irons plus loin que les apparences. J’accepte le défi. »
Sur ces mots, il sortit de sa poche le carnet à la couverture râpée qui ne le quittait jamais, y consigna les premiers indices, puis leva la tête vers ses nouveaux alliés. Dehors, le vent s’engouffrait dans les interstices, donnant à la pièce l’impression de respirer en même temps qu’eux.
Ils étaient trois — un détective intrépide, un chat imperturbable et un Maître d’échecs imprévisible — face à des murs qui refusaient de se taire. La Chambre des illusions venait d’ouvrir sa première énigme… et, quelque part dans l’obscurité, un Résolveur d’énigmes se préparait déjà à tester les limites de leur esprit.