
Chapitre 2 : Le piège de l’échiquier inversé
Chapitre 2 : L’échiquier des voix perdues
Le Maître d’échecs ouvrit la marche, son foulard flottant comme un étendard entre les filaments d’ombre et de lumière. Écho bondissait souplement dans ses pas, frôlant de la truffe chaque angle du parquet, tandis que Nolan – carnet en main, front plissé par la réflexion – notait tout ce que ses sens pouvaient récolter : un effluve de cire, le frottement du tissu contre le bois, la façon dont la lumière vacillait juste avant chaque murmure.
Bientôt, ils atteignirent une porte basse, cernée de carreaux irisés. Le Maître la poussa du bout de sa canne, et un souffle frais emporta aussitôt le trio au cœur d’une salle impossible : le sol, recouvert de mosaïques mouvantes, semblait onduler comme la surface d’un lac sous le vent. Mais ce fut l’échiquier géant, suspendu au plafond et rampant sur les murs, qui coupa littéralement le souffle à Nolan. Les cases flottantes étaient parcourues de sillons luminescents ; çà et là, des pièces en albâtre ou en obsidienne glissaient sur le marbre, légères comme des nuages… ou pesantes comme la pierre du remords.
À chaque mouvement d’une pièce, la mosaïque sous leurs pieds se rétractait, révélant brièvement des images entremêlées : portraits effacés par le temps, paysages nappés de brume, souvenirs d’enfants jouant à colin-maillard puis, plus sinistre, des silhouettes cachées dans l’ombre, yeux luisants, prêts à murmurer un secret dès qu’on les effleurait.
« Je n’ai jamais vu d’échiquier aussi… nerveux, » souffla Nolan en contournant une reine noire qui, d’un pas traînant, effaçait derrière elle une traînée d’étoiles minuscules.
Écho s’assit, l’air songeur. « Je déteste les cases imprévisibles. On n’a jamais vraiment le temps de flairer s’il y a danger… ou simple gourmandise. »
Le Maître d’échecs tapota gentiment la tête d’Écho — geste qu’il accompagna d’un clin d’œil à Nolan.
« Ici, chaque pièce porte la mémoire d’un choix oublié. Si vous tendez bien l’oreille, certaines voudront vous raconter leur histoire… mais attention, chaque décision laisse une empreinte, et pas toujours la vôtre. »
Un craquement, puis la salle sembla résonner d’un battement de cœur collectif. Un roi, massif, dont la voix était semblable à la chute d’un rocher dans un puits profond, s’immobilisa brusquement sur une case blanche fêlée. Il leva une arme invisible, puis baissa la tête :
« J’ai verrouillé trop de portes, cru protéger mon royaume en érigant des murs de silence. Je regrette… les mots non-dits pèsent plus lourd qu’une armée d’ombres. »
Autour d’eux, les mosaïques reflétèrent le visage d’un homme aux yeux cernés, dont les mains fantomatiques refermaient inlassablement des cadenas invisibles. La vibration qui s’ensuivit fit osciller les miroirs muraux, brouillant le présent et le passé.
Nolan sentit remonter en lui le souvenir d’une dispute – une parole coupante lancée à son propre frère, il y a bien des années, qu’il n’avait jamais vraiment cherché à réparer.
Presque aussitôt, une reine effacée glissa en travers de leur route. Sa robe, translucide et constellée d’inscriptions en alphabets mêlés, ondulait dans l’air comme un souffle de brise sur de la poussière dorée. Elle se tourna vers eux, un sourire tremblant sur les lèvres :
« Il y a cent manières de demander pardon, et aucune n’efface tout à fait le passé… »
Ses mots s’étiraient, chaque “pardon” prenant l’accent d’une langue différente — italien, russe, mandarin, arabe, une cacophonie douce qui sonnait, dans cette pièce, comme une prière. Les mosaïques projetèrent alors des scènes de retrouvailles tardives, d’étreintes timides sur des bancs de jardins familiers, puis disparurent à l’instant où la reine reprit sa route d’un pas silencieux.
Écho, pourtant, ne la quittait pas des yeux. Tandis que le Maître d’échecs esquissait une révérence profonde, le chat la suivit, truffe au vent, jusqu’à une case où un motif étrange s’était figé dans la mosaïque : une longue arabesque simulait le bond d’un cavalier, mais à l’envers — du centre vers le bord, défiant toutes les règles du jeu.
Nolan, fasciné, s’agenouilla. « Un code parfait pour quelqu’un qui déteste la logique plate des lignes droites, » murmura-t-il en traçant du doigt la courbe insolite.
Écho dressa alors une oreille, captivé par un bruit feutré venu d’un miroir embué, sur le mur derrière eux. Les brumes argentées, d’un coup, se remirent à tournoyer — jusqu’à révéler, à l’intersection du parcours du cavalier et de la volute dessinée par la queue de la reine, l’image d’un graffiti lumineux.
« Voilà un passage ! » s’exclama-t-il soudain. « Regardez, la vapeur a laissé un mot… ou plutôt une phrase. »
Sous leurs yeux, les lettres prenaient forme :
« Là où les regrets font silence, avancez à pas feutrés. »
Le sol vibra alors qu’un pan de la mosaïque s’effaçait, créant un mince couloir recouvert de vitraux vacillants. Au loin s’éleva un chant — nullement mélodieux, mais composé d’une multitude de voix, entremêlant silences et soupirs.
Nolan, Écho et le Maître d’échecs se préparèrent à s’avancer, mais la Chambre sembla en décider autrement. La voix grinçante du Résolveur d’énigmes surgit du plafond, coulant le long des murs comme un brouillard d’hiver :
« Avant de franchir le seuil, écoutez. Sous peine de vous perdre, séparez le vrai du rêve, le souvenir de l’illusion. Trouvez l’harmonie dans la cacophonie : quel est le chant, et où se cache le silence ? Sinon… »
Un sifflement sourd, des éclats de rires — le sol se mit à trembler.
« …vous serez chacun happés dans un souvenir qui n’est pas vôtre. Qui osera prendre ce risque ? »
Le Maître d’échecs raffermit sa prise sur sa canne, l’air farouche mais fébrile. « Nous devons écouter, pas seulement entendre. Le chant dissimule la dissonance… ou la vérité. »
Nolan ferma les yeux, cherchant la trame derrière le tumulte. Autour de lui, la ronde des voix se fit plus précise : des mots anciens se chuchotaient en cascade, parfois entrecoupés de brefs silences. Il remarqua que, dans chaque silence, une note essentielle semblait manquer – un souffle, une intention, presque un clin d’œil acoustique. Écho, penché en avant, sentit son pelage se hérisser : il perçu qu’à intervalles réguliers, tous les murmures se taisaient à l’exception d’une voix minuscule, étonnamment claire – une voix d’enfant qui murmurait :
« On ne retient que ce qu’on a pris le temps d’oublier… »
« C’est la clé, » souffla le chat, « le silence, c’est la passerelle. On doit marcher quand aucune voix ne se fait entendre ! »
Ils synchronisèrent leurs pas, attendant à chaque halte le retour du silence, stoppant net dès qu’un chuchotement réapparaissait. La progression fut lente : parfois ils devaient tenir entre deux respirations, d’autres fois bondir presque en courant pour franchir une portion instable du sol.
À mesure qu’ils avançaient, les mosaïques sous leurs pieds cessaient de refléter les secrets terrifiants. Elles se contentaient de projeter la lumière douce des souvenirs apaisés, des images de réconciliation, de pages de carnets griffonnées d’espoirs et de rêves irréalisés.
Finalement, ils atteignirent le cœur de la salle : une porte s’ouvrit sur un vestibule laqué, silencieux, baigné d’un éclat nacré. Derrière eux, l’échiquier géant s’immobilisa, les murmures épars semblant pour la première fois recueillis, presque reconnaissants.
Le Maître d’échecs soupira, Écho lissa son pelage, Nolan rangea son carnet.
Ils venaient non seulement de déjouer un piège, mais aussi de comprendre la nature profonde de la Chambre : ici, les secrets ne cherchaient pas à détruire, mais à être entendus et pacifiés. Mais une question pesait désormais en suspens : quels vérités attendaient, encore, tapis plus loin, dans la zone la plus intime de la Chambre ?
Derrière la porte entrouverte, un souffle invitait à avancer… tandis qu’une lueur, à peine perceptible, dessinait l’ombre mouvante du Résolveur d’énigmes, déjà prêt pour le prochain tour.