
Chapitre 4 : L’étang aux Reflets et le secret du miroir maudit
Chapitre 4 : L’ultime Reflet – L’Étang aux Âmes Libérées
Le sentier d’herbes sombres s’étirait à perte de vue, comme une invitation silencieuse vers l’inconnu. La brume, désormais levée en volutes translucides, s’écartait lentement devant Arthur, Élie et Onyx. En progressant, ils sentirent même sous leurs pieds la terre pulser faiblement, le jardin semblant retenir son souffle dans l’attente du dénouement.
L’étang, tapissé de nénuphars éteints et entouré d’herbes folles, surgit au détour d’un bosquet. Sa surface lisse, bien trop calme pour être honnête, reflétait la lune dans un éclat incertain. Pourtant, ce n’était pas la lumière qui attirait les regards : partout, des ombres paraissaient flotter sous l’eau, dessinant des visages troubles, yeux ouverts sur la nuit, lèvres agitées de mots muets.
Élie frissonna, l’humour se défaisant un instant dans sa gorge. « Quand je disais qu’on se baignait ce soir, c’était une blague… j’espère qu’aucune de ces têtes ne cherche un shampooing. »
Arthur s’agenouilla près de l’eau, son sac à dos ripant sur les galets. Onyx, assis à ses côtés, écartait prudemment sa queue pour éviter de toucher la surface frémissante.
« Regarde », chuchota Arthur. « Ils bougent… On dirait qu’ils essaient de sortir, ou d’appeler à l’aide. »
Effectivement, à chaque vague infime, les ombres semblaient approcher du bord, tendant des ébauches de mains, murmurant dans une langue que seuls le vent et le cœur pouvaient comprendre.
Un vieux refrain, lancé dans la mémoire d’Arthur, s’insinua : « Pour libérer les regrets, il faut d’abord les reconnaître et les nommer… »
Élie pencha la tête, réfléchissant tout haut, un sourcil levé. « Tu crois… qu’il faudrait écouter ce qu’ils disent ? Essayer de recomposer leur histoire ? Comme un puzzle ? »
Onyx, ses prunelles d’améthyste fixées sur l’eau, confirma doucement : « Les regrets figent. Les souvenirs partagés ouvrent la prison. Il faut rassembler les fragments, ou bien le miroir restera invisible… »
Arthur ferma les yeux, se concentra. Peu à peu, les bribes de murmures devinrent distinctes, portées par un vent étrange :
« J’ai volé le temps d’un adieu… »
« Je n’ai pas osé dire pardon… »
« Mon rêve s’est noyé dans la peur… »
Avec précaution, Arthur guida chacun des fragments jusqu’à former une histoire complète, aidé par Élie qui prenait tout en note, recomposant les phrases de manière méthodique. Onyx, lui, posait parfois une patte sur l’épaule d’Arthur, le ramenant à la réalité dès qu’un souvenir devenait trop lourd à porter.
À mesure qu’ils achevaient chaque histoire, un visage émergeait, légèrement, de l’eau, et s’évanouissait en une lueur bleutée, jusque-là piégée à la surface. La lumière grandit peu à peu, enveloppant le trio dans une clarté paisible, dévoilant sous leurs yeux une dalle de verre noircie, enfoncée juste sous les remous.
Arthur reconnut sans peine le miroir – ou plutôt, sa porte : le cœur du jardin, le nœud de tous les regrets. Le verre, d’un noir abyssal où se mêlaient pépites d’argent, attirait irrésistiblement son regard. Mais en s’approchant, il vit que, loin de ne refléter que sa silhouette, il renvoyait un kaléidoscope de souvenirs – les siens, ceux d’Onyx, d’Élie, et de tant d’autres enfants, parents, amis peut-être perdus…
La terre sembla vibrer sous lui ; son propre reflet ondoie, traversé de visages connus, certains souriants, d’autres tourmentés. Il aperçut fugitivement le regard doux de sa grand-mère, le même qu’il pensait n’avoir jamais su protéger.
Une appréhension mordit dans sa poitrine, si vive qu’il faillir reculer. Mais Élie posa une main rapide sur son épaule : « Personne ne peut avancer sans douter. Mais… t’es pas seul, Sherlock. Même face à un miroir tordu. »
Arthur expira lentement. « J’ai toujours eu peur de ne pas être à la hauteur. Surtout depuis… » Sa voix s’effilocha. « Depuis que mamie est partie sans que je trouve le courage de lui demander ce qu’elle regrettait vraiment. Elle m’a appris à chercher des réponses... mais j’avais trop peur d’en trouver dont je ne voulais pas. »
Onyx, assis à côté, ronronna d’un son profond, rassurant. « L’échec n’existe que si tu refuses de regarder en face ce que tu as peur de devenir. Le miroir attire les fautes… mais te montre aussi la force de les accepter. »
Il avança sa patte sur la dalle. La surface vibra, et au lieu d’un chat, une silhouette d’adolescent se refléta brièvement – un Onyx/Léo enfant, à la tristesse douce…
Arthur, les mains soudain moites, plongea alors ses doigts dans l’eau – ou ce qui en tenait lieu. Le liquide lui parut glacé comme l’angoisse, mais aussi chatoyant, traversé d’images, de sons, de souvenirs mêlés. Les regrets d’autres vies effrayées le frôlèrent, les sifflements des non-dits, la chaleur rare d’aveux murmurés.
Mais il se concentra sur la sienne, aussi inconfortable, aussi inavouée soit-elle. Il prononça, d’une voix d’abord brisée, puis solide : « Oui. J’ai eu peur. J’ai eu honte. J’ai cru ne pas être assez pour aider ceux qui comptaient pour moi. Mais… ce que j’ai appris ici, c’est qu’on est jamais tout seul à porter nos fautes. »
La lumière du miroir grandit, envahit l’étang tout entier. Le silence se fit, dense et doux. Arthur sentit que, pour la première fois, la peur ne serrait plus complètement son cœur.
Il émergea, la paume refermée sur le miroir noirci, qui désormais étincelait d’éclats pâles. Aussitôt, le sol se remit à vibrer doucement – puis, tout autour d’eux, les statues fixèrent leurs regards vers lui, et commencèrent lentement à se craqueler, comme si une vie neuve les parcourait. Les filaments de pierre se dissolvèrent, dévoilant des visages émus, des corps fatigués mais éveillés, des yeux humides d’espoir. Certains tombèrent à genoux, d’autres levèrent les bras au ciel. Murmures, rires et sanglots mêlés jaillirent tout autour du lac.
Seule resta figée la silhouette grave du Gardien, qui sourit à travers les failles de son visage de roc.
« Le Jardin a besoin d’un Gardien, admit-il sans tristesse. Quelqu’un doit se souvenir. J’accepte l’éternité figée… mais vous, portez la mémoire libre. »
Élie, épongeant ses lunettes embuées, tenta un sourire bravache : « Bon… au moins, plus personne ne m’accusera d’avoir ramené dix statues à la vie sans autorisation parentale. Sherlock, on vient d’entrer dans le livre des records paranormaux. »
Arthur, dépassant la stupeur, sentit la main d’Onyx redevenue simple chat presser la sienne avant de bondir le long de la rive. « Désormais, je peux choisir ma forme… Merci Arthur, d’avoir prononcé ta vérité. »
Une voix, claire comme l’eau purifiée, vibra dans l’air. C’était celle du miroir, légère comme une plume, grave comme la nuit :
« Curiosité et solidarité : n’oublie jamais que ce sont là les clefs qui brisent les prisons, même les plus invisibles… Celles qui enferment le cœur, la peur ou l’esprit. »
D’un éclat doux, le miroir se flotta, puis monta en spirale dans les airs, se dissolvant en myriades d’éclats qui retombèrent, lumière apaisée, sur chaque pierre, chaque grâce des jardins réveillés.
Dans le matin naissant, au moment où la brume quittait le Jardin des Statues Mystiques, Arthur sentit, bien au fond, que son aventure n’avait guéri ni effacé tous ses doutes… mais qu’il savait désormais comment avancer. Ensemble, les trois amis – garçon perspicace, résolveur d’énigmes et chat à l’âme ancienne – franchirent les derniers buissons. Derrière eux, le jardin murmurait des secrets de gratitude, et au-dessus d’eux, la lumière filtrait, éclatante, promesse d’autres énigmes à venir… que, cette fois-ci, Arthur savait qu’il n’affronterait plus seul.