
Chapitre 3 : Le Faux Ami
Chapitre 3 : Sous l’emprise du Gardien
Le retour à l’étage principal avait des airs de traversée d’un rêve mal ficelé : chaque couloir était pareil aux autres, mais aucun ne portait la même ombre qu’à l’aller. À mesure qu’ils progressaient, le manoir semblait retenir son souffle, le parquet redevenu muet, les lustres pendus aux plafonds chuintant lentement, comme hésitant à dévoiler leurs secrets.
Daniel marchait en tête, l’œil vif, le carnet serré contre lui. Saphir, queue basse mais air frondeur, gardait ses moustaches palpitantes, humant ici une dose de cire, là une note d’amande amère, parfois une brise glacée qui sentait le vieux couvre-chef du Maître d’Échecs.
Au détour du grand salon aux tapisseries effilochées, ils retrouvèrent le Gardien des reliques, figé face à une fenêtre embuée, marmonnant des mots indistincts. Son manteau d’abeilles dorées, auparavant lumineux, paraissait aujourd’hui affaissé, les broderies ternies par une poussière soudaine d’inquiétude. Au bruit des pas, il sursauta, jetant sur Daniel un regard à la fois pressant et inquiet.
— Messire Daniel, il faut… il faut partir maintenant… murmura-t-il d’une voix traînante. Le Maître veille, sa colère grandit, les marches ne vous protégeront plus !
Daniel hésita, jaugeant la sincérité de ces prunelles qui, un instant plus tôt, lui avaient semblé aussi vieilles que le manoir lui-même.
— Pourquoi cette hâte, Gardien ? dit-il en tentant un sourire rassurant. Que craignez-vous donc tant ?
Le Gardien déglutit :
— Il… il se réveille, il prend possession, et je… Je suis chargé de… Suivez-moi, vite !
Avant qu’ils n’aient le temps d’ajouter un mot, il les guida à travers la galerie des portraits, s’arrêtant devant une large armoire à double battant, encastrée dans le mur tapissé de velours décoloré. Saphir devança d’un bond agile. Il tourna autour du Gardien, la queue hérissée, l’œil entendu.
— Il transpire l’angoisse, ton Gardien, miaula-t-il à voix basse. Ça sent l’étoupe plus que la cire – il cache quelque chose.
Daniel fronça les sourcils, mais obtempéra quand le Gardien fit jouer une serrure invisible. L’armoire pivota, révélant l’entrée d’un couloir étroit et ténébreux. Daniel demeura sur le seuil, fixant son guide qui, soudain, sembla changer : ses traits s’étirèrent sous une lumière blafarde, son regard devint vide, comme aspiré de toute volonté.
— Ah… ah… Maître… pardon… Je ne suis qu’un passeur… — Ses lèvres se replièrent, la voix se brisa sur un sanglot étouffé. Puis, chose incroyable, le visage du Gardien s’altéra brièvement, pris dans une vibration spectrale : un instant, subsista l’image superposée du Maître d’Échecs lui-même, son sourire inclinant le doute vers la méfiance.
Saphir feula, bondissant entre Daniel et le Gardien.
— Recule ! Ce n’est plus notre Gardien, crut-il bon d’ajouter de cette voix de velours inquiétant qu’il ne prenait que dans les situations périlleuses.
Daniel fut pris d’un frisson descendant du crâne jusqu’aux talons. Mais l’armoire restait entrouverte, son vide noir l’appelait d’un secret qu’il savait inévitable.
Le Gardien-revenant recula mollement, recrachant, orphelin de son propre vouloir :
— Par ici, par ici, oubliez les questions, cherchez l’ombre et le bois, ce que vous trouverez… n’est pas ce que vous cherchez !
Daniel échangea un regard entendu avec Saphir.
— On avance, mais restons sur nos gardes. Je compte sur ton flair, compagnon.
Saphir opina d’un miaulement ferme et disparut dans le couloir, pressant le pas. Daniel, sur les talons de son protecteur félin, se lança à sa suite. Dès l’entrée, la fraîcheur du souterrain les enveloppa comme un masque humide, et sous leurs pas, de vieilles dalles écaillées gémissaient par à-coups.
En déambulant, Saphir s’arrêta fréquemment pour flairer des recoins, mordant çà et là l’air saturé d’odeurs anciennes. Son museau s’agitait avec frénésie.
— Ce parfum, Daniel… impossible de l’oublier. Mélange de cire violette, de vieux papier, et… de feuille d’or brûlée.
À une bifurcation, guidé par ce sillage singulier, il tourna sèchement à gauche. Une porte basse et dissimulée derrière un rideau de toiles d’araignées surgit ; Saphir gratta le bois usé.
Daniel, cœur battant, décela sous sa paume un relief : la forme d’une tour d’échiquier gravée dans le bois, à moitié effacée. Il appuya prudemment – la porte pivota dans un soupir ahuri.
La pièce qu’ils découvrirent déroba la lumière, puis la restitua peu à peu : sur les murs, des trophées ternis, des miroirs constellés, des échiquiers gravés dans la pierre elle-même. Au centre, posés sur un lutrin d’acajou boursouflé : une boîte à secrets, une plume dorée, et, recouvert d’un drap épais, ce qui ressemblait à un journal relié à la main.
Daniel écarta le tissu. Le livre s’ouvrit tout seul en soulevant une poussière lumineuse. Sur la première page, la plume courait encore d’elle-même, traçant, en lettres hésitantes :
« 1612. Ce salon fut jadis un temple de la raison et de l’honneur. Grands maîtres et stratèges de la famille d’Eloïse et des Lenoir s’y affrontaient chaque semaine. Mais la dernière partie… fut brisée par une trahison. Chaque pion perdu fut mourant, chaque allié sacrifié, et la haine dessina une frontière dans la pierre même du manoir. Nous avons scellé les salles, jeté la clef au cœur de la partie inachevée. C’est celui ou celle qui résoudra cette discordance, sans sacrifier l’amitié de ses compagnons, qui ramènera la paix. »
La plume tomba sèche sur la page ; Daniel leva un regard stupéfait à Saphir.
— Tout ce temps… Ce n’est pas seulement une énigme : c’est une malédiction née de la rivalité. Il faut réconcilier les deux familles pour trouver la clef…
Saphir huma, la queue fouettant l’air.
— Et peut-être que la loyauté compte plus que la victoire.
Mais soudain, l’air vibra, se plissa, et l’ombre du Maître d’Échecs glissa dans la pièce. Il n’était désormais ni tout à fait homme, ni tout à fait fantôme : un spectre flottant, partagé entre équilibre et éclat, dont le visage portait à la fois le sourire du stratège et la tristesse du prisonnier. Sa cape flottait au rythme d’un vent inexistant, et sa voix calqua une étrange mélodie sur la pénombre :
— Tu comprends vite, Daniel… Mais ici, toute erreur punit : le manoir, mes rêves, la mémoire du Gardien, tout n’est que miroir aux illusions. Beaucoup ont fait fausse route, sacrifié leurs alliés pour triompher seuls… Ils errent encore, ombres tristes sur l’échiquier de pierre.
Daniel ne recula pas. Il sentit la présence rassurante de Saphir, le museau pointé, grognant un avertissement audible.
— Je ne suis rien sans mes compagnons, dit le garçon d’un ton décidé, ni pion ni roi, juste un détective loyal. Si la clé de la paix, c’est de résoudre le litige sans trahir la confiance, alors je propose la paix – à toi, Maître, et à ceux qui te hantent encore.
Le Maître d’Échecs sourit, sinistrement admiratif.
— On ne fait tomber le roi qu’en épargnant sa famille : voilà la règle oubliée. Résous la partie manquante. Même le plus humble des pions détient le pouvoir d’offrir l’équilibre s’il ne trahit pas son essor.
D’un geste, il fit glisser la boîte à secrets : elle s’ouvrit devant Daniel, dévoilant l’échiquier d’argent, les pions des deux familles, un feuillet vierge – et, posé dessus, un vieux jeton couleur lavande.
— Tout est affaire de choix. Fais tomber le roi… mais garde tes alliés.
La lumière recula, la pièce parut s’élargir : la bataille finale approchait, le manoir entier s’y préparait dans un silence presque complice. Daniel sentit son cœur battre à l’unisson du mystère.
Auprès de lui, Saphir murmura en ronronnant :
— Prêt, stratège… On va leur montrer la valeur d’une équipe.
Dans l’effleurement d’un souffle, la nuit s’alluma d’une promesse : la vérité était là, à portée de la dernière énigme.