Chapitre 5 : Retour sous le Dôme
Chapitre 5 : De la Lumière dans les Voiles
La marche du retour n’eut rien d’une retraite. Lorsqu’Ilyanna, Vell et Noctis franchirent la dernière dune en direction du dôme d’Argent, ce fut sous un ciel agité d’écharpes lumineuses, telles des aurores modelées par la poussière vivante qu’ils trimballaient avec eux. Les bottes produisaient un crissement joyeux sur le sol lunaire ; même l’air semblait plus léger, parcouru des étincelles silencieuses nées de leur incroyable aventure. Un peu plus loin, l’empreinte massive de l’Ogre s’effaçait, déjà, des sables pâles. Peut-être, songa Ilyanna en caressant les parois de sa fiole, que le destin avait décidé d’offrir à la Lune un nouveau mythe :
— Je me demande combien de cycles avant que l’Ogre écrive sa propre ode à la lumière-rêve, souffla Vell, pensive. Chez moi, on fait une fête à toute nouvelle étoile. Mais sur la Lune, c’est vous qui avez inventé la recette.
Noctis, les cheveux hérissés d’escarboucles électriques, fit tournoyer son bâton, projetant quelques bulles irisées qui éclataient avec des petits “pop” de plaisir.
— J’ai hâte de revoir la tête du Conseil ! Vous croyez qu’ils s’attendent à trois galets ternes et que je leur remonte la polarité des fioles pour la quinzième fois ? D’ici à ce qu’ils déclarent la formule d’Ilyanna interdite pour cause “d’excès d’imagination”…
Le trio éclata de rire. La tension s’était dissoute, comme la pénombre devant le sillage d’une étoile neuve. Ilyanna n’était plus la fillette timide tapie dans l’ombre d’un dôme brillant de mille feux — elle gardait, sur ses joues, la trace d’un courage inattendu, et dans son regard, une soif d’inconnu indomptable. Elle tenait la fiole contre sa poitrine, sensible au frémissement quasi-musical de la poussière en mouvement. C’était comme si toute la lumière captée vibrait au rythme de son imagination.
Le sas de la cité s’approchait, couronné de motifs entremêlés — passés à l’origine pour simples arabesques décoratives, ils semblaient maintenant danser à la rencontre des voyageurs, témoin qu’une fête discrète les attendait déjà. Au-delà du sas, le Conseil d’Argent s’était réuni, plus solennel que jamais. Les citoyens pressés contre les cloisons translucides chuchotaient dans un bruissement feutré. Du haut des gradins, la doyenne ne quittait pas la porte des yeux ; sur son visage ridé, ni suspicion, ni impatience, mais l’ombre d’un espoir qu’elle n’osait nommer.
À peine la porte fut-elle ouverte qu’un courant d’air chargé de poussière vivante s’engouffra dans la cité. Par réflexe, Noctis fit tournoyer son bâton au-dessus de sa tête :
— Oups ! J’espère que vous aimez la décoration dansante, c’est une création “Ilyanna & Co” !
La doyenne leva une main, interrompt le brouhaha et s’adressa à la délégation avec une voix claire qui couvrit l’écho du dôme.
— Enfants du rêve et de la veille, approchez. La Cité d’Argent attend votre tribut.
Ilyanna sentit sa gorge se serrer ; elle s’avança, entourée par Vell et Noctis, dans un corridor de regards. Autour d’eux, les enfants s’écartaient non plus pour la moquer, mais dans un respect teinté d’envie et d’admiration. Même Toma, le plus railleur de l’école, n’osait plus détourner les yeux.
Vell déclama alors, d’un ton théâtral :
— Mesdames et messieurs, le moment est grave… ou plutôt, éblouissant ! Nous vous rapportons une poussière telle qu’aucune fièvre ni aucune formule ne saurait la reproduire ! Pour la première fois, l’aventure a trouvé son égal en la création : alors que l’on cherchait un simple éclat, voici que le rêve s’est tissé en étoile !
Noctis se redressa, fièrement, baguette tendue comme un chef d’orchestre, et souffla :
— Accrochez-vous, la lumière risque de faire un peu de bruit !
Ilyanna tendit alors la fiole au cœur du Conseil. À l’intérieur, la poussière d’étoile n’avait rien d’ordinaire : elle vibrait, changeait de forme, s’allumait au contact de sa main, réagissait à la voix comme à un chant secret. Quand la doyenne effleura le verre, la lumière jaillit en un éventail de teintes inédites, nimbant le dôme de reflets jamais vus sur la Lune — verts céladons, violets profonds, or diapré, corail lumineux ! Un murmure circula, d’abord étonné, puis enfiévré. La poussière projetait dans l’air de minuscules images mouvantes : des vagues, des enfants qui dansent, l’ombre d’un ogre attendri…
La doyenne, ébahie, puis émue, se pencha vers Ilyanna.
— Cette poussière… n’est plus que matière. C’est le reflet de ce que tu es — ou de ce dont tous ici pourraient rêver.
Mais la surprise n’était pas finie. D’un geste tremblant, Ilyanna sortit également le fragment de cœur-noir offert par l’Ogre. À sa surface, il semblait absorber la clarté mais, à mesure que tous s’approchaient, de minces filets colorés jaillissaient, s’enroulant dans l’air comme un souffle d’arc-en-ciel inversé. Le fragment vibrait à la proximité des rêveurs, renvoyant une lumière différente à chacun : souvenir d’un rire, éclat d’une angoisse domptée, chaleur d’un espoir ancien. Les adultes s’étonnèrent d’y voir défiler des reflets de leur enfance ; les enfants, eux, y puisèrent comme une promesse.
Noctis, fasciné, tenta quelques mesures scientifiques à la hâte.
— On dirait que ce… cœur-noir amplifie l’imagination ! Peut-être qu’il se nourrit des désirs — ou inversement, qu’il en dépose partout où on croit l’avoir épuisé… Après tout, qu’est-ce qu’une étoile, sinon l’écho d’un vœu ?
Vell, n’y tenant plus, exécuta un triple saut en scandant :
— Sur Noctula, on aurait déjà décrété trois jours de fête et rebaptisé la semaine !
La doyenne, touchée, s’adressa solennellement à la Cité :
— Citoyens, voyez l’enfant que vous croyiez invisible. Son courage, sa capacité à rêver plus fort que la peur, ont offert à la Lune une lumière nouvelle. Désormais, plus personne ne pourra dire que l’imaginaire est vaine chimère. Il est, ce soir, la clef de toutes nos portes.
Sa voix résonna et, aussitôt, une ovation monta, faisant vibrer la coupole. Ilyanna sentit une vague tiède dévaler sa poitrine, et soudain, ses camarades s’attroupèrent autour d’elle : certains voulaient toucher le fragment, d’autres réclamer un vers, une formule, une histoire.
Les chroniques du dôme raconteraient plus tard que cette cérémonie improvisée fut la plus lumineuse qu’on ait jamais vue sur la Lune. Les murs s’illuminèrent de graphismes mouvants inventés par les enfants, chaque recoin de la ville se para d’ondes irisées — et certains jurent que, depuis ce soir-là, l’eau de la citerne centrale chante doucement dès qu’un rêveur s’y penche pour boire.
Vell et Noctis, complices, se glissèrent discrètement vers la scène principale où Ilyanna semblait désormais trôner. Vell lâcha, mi-fière, mi-low-key :
— Alors, rêveuse, comment trouve-t-on le costume de pionnière de légende ? Ce n’est pas tous les cycles qu’on change l’histoire de la Lune…
Ilyanna répondit d’un sourire timide mais incandescent :
— C’est étrange… Toute ma vie, j’ai cru que les rêves étaient faits pour être cachés. Mais peut-être que c’est justement là, quand ils sortent de l’ombre, qu’ils deviennent réels.
Noctis, bras en croix, fila une claque amicale sur l’épaule de la jeune fille :
— Tu viens d’ouvrir la voie pour d’autres expéditions, d’autres quêtes. Les enfants vont s’inventer mille histoires folles — et nous, eh bien, je me porte volontaire pour toutes, à la seule condition qu’on ne repasse pas devant un Ogre affamé avant deux lunes !
Ilyanna leva les yeux au ciel, où l’étoile née de leur aventure palpitait encore, discrète mais tenace, comme un clin d’œil dans la nuit éternelle.
Ce soir-là, la Lune bascula doucement dans un nouvel âge, où chaque crainte devenait promesse, et chaque rêve — la source d’une lumière inépuisable. Désormais, la légende dirait : « Sur la Lune, quand l’imaginaire s’allume, même le noir le plus profond s’invente de nouveaux soleils. »
Et, au cœur de la Cité d’Argent, Ilyanna savait — maintenant pour toujours — qu’elle n’était plus seule à rêver, et que sa lumière, unique, faisait désormais briller les étoiles des autres.