
Chapitre 5 : La Mélodie Retrouvée
Chapitre 5 : La Chambre Cachée et la Harpe du Partage
Le dernier couloir s’ouvrit devant le groupe, étroit, presque recourbé sur lui-même comme l’intérieur d’un coquillage oublié. Guidés par l’ogre, dont la silhouette massive avait perdu sa dureté initiale, Lyna, Bram et Sori avancèrent à travers un entrelacs de lumières mouvantes. Chaque pas faisait onduler les runes au sol, qui chuchotaient à voix basse souvenirs, questions et notes perdues, comme si la Salle toute entière se préparait à leur confier un ultime secret.
La Chambre Cachée ne ressemblait à aucune autre pièce traversée jusqu’ici. Là, les murs formaient une mosaïque vivante où mille runes dansaient, se reliant et s’écartant en un ballet hypnotique. Au centre, nimbée d’un halo opalin, reposait une étrange harpe de cristal, profondément fissurée. Ses cordes brillaient faiblement, chacune reliée en filigrane à une rune différente : certaines cordes semblaient prêtes à se rompre au moindre souffle, d’autres vibraient déjà à peine sous le poids du silence.
L’ogre s’inclina, solennel. Sa voix résonna, chaude, grave, mais point menaçante :
— Ici sommeille le dernier Écho. Il ne s’obtient ni par l’habileté, ni par la ruse. Seul le partage – sincère, fragile – permet de réparer ce qui est brisé. Chacun doit offrir ce qu’il n’a jamais osé donner : une pensée, un souvenir, un rêve ou même une peur. Il n’y a ni bonne ni mauvaise réponse.
Bram, malgré ses tentatives pour masquer son tract derrière une plaisanterie, s’approcha le premier. Il posa ses notes griffonnées sur le pupitre devant la harpe, puis tapota nerveusement son carnet.
— Bon… Il paraît qu’il faut « partager ». (Il ricana pour lui-même, puis se lança.) Franchement… j’ai longtemps voulu être reconnu comme le meilleur résolveur d’énigmes. Mais ce n’est pas tout. Ce que j’ai jamais osé dire, c’est que j’aurais voulu inventer mes propres énigmes. Que les autres s’amusent avec mes folies, pas seulement résoudre celles des anciens. J’ai peur de ne pas être à la hauteur, alors je m’accroche aux devinettes des autres. Voilà… J’aimerais créer, moi aussi.
Sa voix, hésitante, laissa bientôt place à un léger frémissement : la plus fine des cordes de cristal, jusque-là muette, vibra à son tour. Fiérot, Bram détourna le regard et, sans un mot, tapota la harpe pour s’assurer qu’il n’avait pas rêvé. La fêlure sur le côté droit se résorba imperceptiblement, laissant s’échapper un éclat bleu pâle.
Sori avança avec la grâce étudiée qui était la sienne, mais cette fois, tout le monde pouvait lire derrière ses gestes une pointe d’émotion contenue. Il inclina légèrement la tête vers ses deux compagnons, puis vers l’ogre.
— Chez moi, sur la Station d’Équilibre, la musique naît de l’alignement de planètes que je ne reverrai sans doute jamais. On m’a appris que le diplomate n’exprime rien de personnel, qu’il est le fil invisible qui relie, mais ne pèse jamais. En vous regardant, et en affrontant ces énigmes, j’ai découvert que ma nostalgie, cette couleur de tristesse, pourrait peut-être enrichir le chant universel, au lieu de me faire honte. J’aimerais oser, parfois, composer des airs qui portent mes regrets, pas seulement la paix des autres.
Il toucha une corde argentée. Celle-ci résonna au diapason d’une mélodie étrange, à la fois ancienne et nouvelle. La harpe, jusque-là vulnérable, gagna une aura chaleureuse et un pan de la fissure centrale se souda, libérant une pluie de sons argentés qui montaient en rubans tournoyants vers la voûte.
Un bref silence retomba. Lyna, qui avait observé ses amis, sentit bizarrement sa gorge se serrer. Depuis leur arrivée dans la Salle cette nuit-là, tout ce qui en elle avait été retenu tenait maintenant dans une tension fébrile. Elle sentit, au plus profond, que c’était là sa plus grande épreuve : non pas de déchiffrer, de mémoriser, ou d’oser agir… mais de se montrer telle qu’elle était — sans le masque de l’enfant timide, ni celui de l’érudite invisible.
Elle s’avança d’un pas, puis d’un autre, inspirant lentement. L’ogre lui fit un signe d’encouragement. Sori et Bram, d’un regard, lui offrirent silence et confiance.
— Pendant longtemps, je me suis convaincue que rester dans l’ombre était plus sûr. Que ma valeur tenait à ma mémoire ou à ma discrétion. Mais, au fil de cette aventure… j’ai compris que j’avais envie de raconter, d’imaginer, de guider les autres vers des territoires inconnus. D’oser montrer des chemins différents, même imparfaits. Ce que je veux vraiment, maintenant… c’est transmettre cette soif de découverte, de courage et de rêve à celles et ceux qui viendront après nous. Être à la fois archéologue du passé et guide de l’imaginaire à venir.
Sa voix tremblait, mais au moment où elle frôla la plus ancienne corde de la harpe, la lumière toute entière de la chambre sembla se rassembler autour d’elle. La fissure terminale se referma dans un murmure sonore, doucement, puis l’ensemble de la harpe s’illumina, fusion d’opale et de nacre, irisant la Salle d’un arc-en-ciel mouvant.
L’Ogre, submergé, s’approcha à son tour. Il approcha le dos de sa main rêche d’une touche délicate, et confia dans un souffle que seul ce lieu pouvait recueillir :
— J’ai longtemps cru qu’être gardien voulait dire refuser l’accès. Mais mon rêve, c’était d’organiser des nuits entières de jeux, d’énigmes et de contes partagés, où chaque peur, chaque folie, deviendrait le départ d’une nouvelle chanson…
La harpe, enfin guérie, s’anima en entier. Une chanson, d’abord discrète, puis ample et vivante, s’éleva ; non plus la complainte brisée du début, mais une vraie mosaïque de voix, d’espoirs, de souvenirs et de jeux. Les murs ruisselaient d’images : anciens élèves riant à s’en décrocher la mâchoire, professeurs dansant en rond, runes virevoltant pour se placer au rythme des pas des nouveaux venus. La Salle entière chanta pour la mémoire et l’avenir.
Bram, les yeux brillants, s’exclama :
— On a réussi… Pas juste à rassembler les Échos, à les réinventer !
Sori, le regard brillant de gratitude, adressa au groupe un salut ému :
— Ces souvenirs rayonnent déjà jusque chez moi. Je sais maintenant qu’il y aura d’autres chansons, d’autres ponts.
Même l’ogre, les larmes roulant dans sa barbe fleurie de runes usées, retrouva le sourire vrai de l’enfance :
— À partir de ce soir, tout qui veut apprendre ou inventer sera le bienvenu ! Rituel d’accueil, farces d’imagination, chasse au trésor des souvenirs… Venez rire avec le gardien !
La Salle, apaisée et foisonnante, émit une série d’ondes chaleureuses qui, bondissant d’arc-en-ciel en arc-en-ciel, enveloppèrent les habitants de l’académie d’un souffle neuf. La légende du chant retrouvé enflamma toutes les mémoires dormantes : savants, apprentis, rêveurs et curieux affluèrent bientôt pour célébrer la transmission et l’audace.
Quand vint le moment de se séparer, Sori s’inclina devant ses amis.
— Mon peuple essaiera d’inventer ses propres énigmes, inspiré de ce que j’ai appris ici… Et, qui sait ? Peut-être ferons-nous naître d’autres harmonies. Merci.
Bram se tourna vers Lyna, espiègle malgré l’émotion :
— Si je crée le tournoi galactique des devinettes impossibles, t’en seras ?
Lyna lui répondit d’un vrai sourire :
— Seulement si tu acceptes que j’invente les règles les plus folles…
La Salle n’était plus la même : les ombres du passé soulevées par la curiosité et l’inventivité laissaient place à une lumière mutine, prête à accueillir les prochaines générations. Désormais, l’ogre, redevenu conteur et guide, organisait des soirées de partage et d’exploration, où chaque élève pouvait tenter, rêver, se tromper, inventer…
Bram devint à son tour créateur d’énigmes, Sori ambassadeur des chants partagés, et Lyna — parfois, encore discrète — fut célébrée comme une archéologue imaginative, pionnière humble qui avait su faire passer la magie de l’exploration avant la simple collection des reliques.
Et, chaque nuit, quand résonnait la nouvelle chanson de la Salle, chacun savait que le véritable secret des runes — celui que nul grimoire n’avait encore consigné — n’était autre que le pouvoir du courage et de l’imagination conjugués… À transmettre, encore et toujours.